Théorie sociologique et pratique sociale

Jean Rossiaud a toujours voulu allier la recherche théorique et la pratique sociale à l’engagement politique. Durant tout son parcours de chercheur et de militant, il s’intéresse à la relation entre les organisations du mouvement social et de la société civile, d’une part, et les institutions politiques (l’État), d’autre part, et ceci dans l’imbrication des échelles du local au global. C’est cette problématique qui constitue le fil rouge de ses travaux et de ses engagements intellectuels et militants.

Influencé par la pensée systémique, ainsi que par les théories de la complexité et de l’auto-organisation (Edgar Morin, Jean-Pierre Dupuis, Cornelius Castoriadis), Jean Rossiaud a tenté d’intégrer, notamment dans sa thèse de doctorat, les théories de la modernité (Anthony Giddens, Jürgen Habermas, Immanuel Wallerstein), d’une part, et les théories du mouvement social dans ses deux paradigmes, « identitaire » (Alain Touraine) et « mobilisation des ressources », d’autre part, dans une théorie du système mondial moderne où le politique et l’État jouent un rôle cardinal (Henri Lefebvre, Michel Baud, Jean Ziegler, Immanuel Wallerstein).

Modernité, société civile et mouvement de citoyens

Selon sa théorie, la modernité politique « invente » dans un même élan l’Etat moderne (Etat de droit / Etat-Nation) et le mouvement social (qui le conteste). Pour Jean Rossiaud, le mouvement social est donc toujours principalement déterminé par l’Etat dans lequel il se déploie ; l’Etat est en quelque sorte le miroir dans lequel se perçoit et se conçoit le mouvement social.

La chute du mur de Berlin et la fin de la guerre froide, qui ont pour conséquence l’accélération de la mondialisation, lui donnent l’occasion d’approfondir sa théorie dans le cadre de l’étude des mouvements transnationaux. En tant que militant pacifiste du Comité Paix Genève, il participe en 1990 à Prague, sous l’égide de Vaclav Havel, le dissident devenu président, à la fondation du Helsinki Citizens Assembly (HCA). Issu des rencontres (le plus souvent semi-clandestines) entre mouvements écolo-pacifiques d’Europe occidentale (notamment la coordination internationale END contre les armes nucléaires) et de groupes dissidents d’Europe centrale et orientale (Charte 77 en Tchécoslovaquie, le KOR / Solidarnosc, en Pologne, etc.), durant les années 80, le HCA s’institutionnalise en 1990, dès la chute du Mur de Berlin et la fin programmée de l’URSS, dans l’objectif de construire une Europe « from below ».

Impliqué dans les quatre premières Assemblées du HCA, Prague 1990, Bratislava 1992, Ankara 1994, Tuzla 1995, il choisit le HCA comme cas d’étude empirique de sa thèse de doctorat. Il a l’intuition qu’il assiste à l’émergence d’un nouveau type de mouvement social : un mouvement synthétisant les valeurs et les revendications des « nouveaux mouvements sociaux » post-68, des mouvements ouvriers et des mouvements nationalitaires, autour de la reconnaissance des droits individuels et collectifs. Il est vrai que pendant la guerre froide, la question des droits de l’Homme était perçue par une grande partie des militants politiques de gauche, comme relevant de la stratégie libérale pour déstabiliser le socialisme alors en vigueur en URSS, en Chine ou dans les démocraties populaires d’Europe centrale et orientale.

Les discussions lors des Assemblées sur le concept de société civile qui est réactualisé à cette époque sous la pression à la fois des demandes de démocratisation dans l’est de l’Europe, et la marginalisation subséquente du concept de mouvement social (abhorré par les dissidents) qui y lisaient la main mise des partis communistes sur les mobilisations sociales, pose de nouvelles questions théoriques et pratiques : d’une part, le mouvement ne peut plus s’analyser dans le face à face entre l’Etat et le mouvement social ; d’autre part, ce nouveau type de mouvement est davantage « transnational » que proprement « international » et s’auto-organise « from below » plutôt qu’il n’est piloté « from above » par des partis politiques, à l’instar des internationales socialistes et communistes sur le déclin. Le mouvement néo-zapatiste, puis les Forums sociaux mondiaux (FSM) en donneront, dix ans plus tard, un exemple encore plus pertinent.

Jean Rossiaud cherche à proposer de nouveaux concepts pour une théorie sociologique universelle à l’heure de la mondialité : ses publications contiennent dès lors des éléments pour une théorie de la « MoNdernité » (une seconde modernité – mondiale) et de la « MoNdernisation », ainsi que pour la théorie d’un mouvement social « cosmopolitaire » (mouvement pour la citoyenneté mondiale), trois néologismes pour alimenter la réflexion.

Tchernobyl, théories de la complexité et management des catastrophes majeures 

La catastrophe de Tchernobyl le 26 avril 1986 constitue un tournant pour le militant anti-nucléaire et le chercheur universitaire. En 1994, il rencontre à la 3ème Assemblée du HCA à Ankara un groupe interdisciplinaire de scientifiques ukrainiens, russes et biélorusses (physiciens, chimistes, géologues, économistes, sociologues, etc.) qui alarment l’opinion publique des conséquences terribles de la catastrophe de Tchernobyl. Il les invite à l’Université de Genève pour une série de conférences. Dans la foulée, il crée conjointement à l’Académie internationale de l’environnement, à Conches, sous la présidence de l’économiste Bohdan Hawrylyshyn et au Centre universitaire d’écologie humaine de l’Université de Genève, sous la direction du géographe Claude Raffestin, puis de l’archéologue Jacques Vicari, le « Groupe de travail interdisciplinaire sur les Conséquences de la catastrophe de Tchernobyl ».

De 1994 à 1996, le Groupe de travail « Tchernobyl » est le premier groupe de travail à la fois totalement interdisciplinaire et international sur la catastrophe de Tchernobyl. Le groupe crée l’un des premiers séminaires utilisant internet de manière systématique (les séminaires réels/virtuels) avec des européens et chercheurs de l’ex-URSS et se donne pour mission d’être également un lieu de débat entre anti- et pro-nucléaires. Il obtiendra l’une des premières recherches européennes sur ce sujet très controversé (PCRD- IV). La Suisse ne pouvant pas – à cette époque – diriger de projets européens, le projet échappe par la suite au Groupe « Tchernobyl » de Genève et perd peu à peu son caractère international, son caractère transdisciplinaire et son caractère critique (discussion entre pro- et anti-nucléaires).

Le Groupe met encore à disposition de l’OMS quelques assistants pour l’organisation en 1996 de la Conférence des 10 ans de la catastrophe de Tchernobyl. Les résultats sont tellement alarmants que l’OMS – sous pression de l’AIEA – décide de ne pas publier les actes de la Conférence, dont les textes sont pourtant encore, surtout après la catastrophe de Fukushima, d’une actualité prémonitoire.

Pour Jean Rossiaud, dès 1986, la catastrophe de Tchernobyl marque sur le champ un tournant dans l’histoire de la modernité. Cette première « catastrophe en devenir », puisque les conséquences négatives s’accroissent avec le temps, est également la première catastrophe technologique véritablement mondiale (ses retombées radioactives ont touché l’ensemble de la planète). Par ailleurs, en contribuant de manière significative à l’affaiblissement, puis à l’effondrement de l’URSS (c’est la première fois depuis sa création que l’URSS ne peut pas faire face seule à un événement technologique et commence à douter de sa puissance), puis à la libéralisation d’internet que suivra de près celle des marchés, la catastrophe de Tchernobyl peut-être considérée comme l’événement déclencheur des grands bouleversements épistémiques et sociaux qui font passer le système mondial, de la première à la seconde modernité (moNdernité). Sur le plan épistémique, comme l’a montré en premier Edgar Morin, dont Jean Rossiaud s’inspire énormément, il s’agit du passage d’un paradigme de la simplicité et de la certitude à un paradigme de la complexité et l’incertitude. Il marque de plus une rupture dans l’idéologie du progrès. La question du management du risque majeur devient primordiale à la fois dans l’imaginaire social et dans le pilotage des sociétés (comme l’a montré plus tard Ulrich Beck).

A son retour du Brésil, Jean Rossiaud reprend ses travaux sur Tchernobyl. Il devient de 1998 à 2006 co-direceur du programme de recherche plurifacultaire de l’Université de Genève Management du risque majeur (MRM) qui cherche à appréhender avec les mêmes concepts et la même méthodologie les catastrophes d’origine naturelles (séismes, irruptions volcaniques, etc. ), les catastrophes technologiques (Tchernobyl, Bhopal, etc.) et les catastrophes liées à un conflit armé, et d’intégrer dans la même politique publique la promotion de la sécurité, la prévention et la gestion du risque et la gestion de la catastrophe et de ses conséquences. Il est convaincu que la définition du risque est un enjeu social et politique central, et que parallèlement aux politiques visant à diminuer les vulnérabilités aux catastrophes, il faut développer une politique spécifique concernant la résilience sociale, notamment en augmentant la capacité de la société civile à s’auto-organiser.  Une année plus tard, il intègre la coordination du Master en Action humanitaire, et codirige un module introductif sur la philosophie et l’histoire de l’humanitaire ainsi qu’un module sur l’opérationnel de l’humanitaire en collaboration avec le CICR.

Altermondialisation, diversité et démocratisation

En 1996, Jean Rossiaud défend sa thèse de doctorat Système  mondial et Etat dans la mondialisation. Son jury est composé de Jean Ziegler, d’Alain Touraine, d’Immanuel Wallerstein, de Hanspeter Kriesi et de Jean Kellerhals. Il obtient de 1996 à 1998 une bourse de chercheur avancé du Fonds national suisse pour la recherche scientifique (FNRS). Il sera chercheur invité au CADIS dans l’équipe d’Alain Touraine et de Michel Wieviorka, à l’Institut des Hautes études en Sciences sociales (EHESS) à Paris et au Núcleo de Pesquisas em Movimentos Sociais (NPMS) de Ilse Scherer-Warren  à la Universisade Federal de Santa-Catarina à Florianópolis (UFSC). Poursuivant ses travaux sur la relation entre mouvement social, société civile et Etat, il organise la publication de deux livres sur le processus de démocratisation : le premier, As Memorias do Futuro : resgastando la democratia em Florianopolis, porte sur Florianópolis, le second, A democratização incabavel, en collaboration avec Ilse Scherer-Warren, sur l’ensemble du Brésil. Par des interviews longues de personnalités clés du mouvement social brésilien, les livres explorent la continuité de la militance politique, avant le coup d’Etat de 1964, la lutte contre la dictature jusqu’à l’ouverture de 1979, et la recomposition du mouvement social dans les années 80.

En 1998, il participe à une recherche dirigée par l’économiste des langues François Grin, portant sur la valeur économique des langues d’origine. Cette recherche est la première du genre. En s’appuyant à la fois sur des études quantitatives et qualitatives, elle démontre que la maîtrise de la langue d’origine (en l’occurrence le Turc en Suisse) a un impact très important sur le revenu. Un livre et plusieurs articles scientifiques en sortiront. Jean Rossiaud est en charge de l’analyse sociologique des entretiens et collabore à la discussion des modèles de politiques publiques d’intégration : entre le modèle assimilationniste à la française et le multiculturalisme anglo-saxon, ils proposent un concept d’ « intégration différentielle ».

En 1998 a lieu à Genève la réunion fondatrice et la première assemblée de l’Organisation mondiale du Commerce (qui remplace le GATT). La violence fait irruption dans les rues de Genève. Petite ville jusqu’alors bien paisible, Genève connaît alors une des plus grandes manifestations de rue de son histoire et entre de plain-pied dans la mondialité dont elle était jusqu’alors l’une des protagonistes (un des principaux centres de la gouvernance mondiale), tout en se percevant elle-même en position de neutralité, d’extériorité voire de supériorité au monde. Pour Jean Rossiaud, il s’agit encore d’une retombée de la guerre froide : au tournant du 21ème siècle, il n’existe plus d’ailleurs possible aux enjeux planétaires. Nous sommes une année avant les grandes manifestations de Seattle de 1999 et  moins de trois ans avant le premier Forum social mondial de 2001.

Au sein de l’Observatoire « mouvements sociaux et mondialisation » qu’il a créé et qu’il anime, Jean Rossiaud mène une recherche sur la manifestation de Genève. Il en sortira un livre : « Mobilisations globales, manifestations locales ». Il s’aperçoit alors que ce sont les réseaux de squats de Genève qui servent de base arrière aux manifestants venus du monde entier. Ce n’est pas un hasard si les squats genevois les plus politisés accueillent les manifestants de l’Action mondiale de peuples (AMP)  / Peoples Global Action (PGA). La contestation locale est en phase avec la contestation globale, et c’est cette dialectique entre le global et le local qui rend l’humanité contemporaine à la fois plus « mondiale » et plus complexe (plus universelle et plus diversifiée). Pour comprendre la moNdernisation à l’œuvre dans le quotidien (c’est-à-dire l’impact du système mondial sur le local), il faut donc observer parallèlement le local et le global. Il crée donc parallèlement l’Observatoire du local et des politiques de proximité, dans lequel il continue ses recherches sur le mouvement squat à Genève et il analyse les politiques publiques en matière sociale et sanitaire et d’intégration, notamment en valorisant la cohésion sociale et la solidarité, au travers de l’action sociale communautaire et des processus participatifs (mettre un lien sur expert politique publique).

Processus de démocratisation & gouvernance mondiale

Dans le cadre de l’Observatoire « mouvements sociaux et mondialisation », et dans la suite de ses réflexions et engagements dans le Helsinki Citizens Assembly, Jean Rossiaud suit de très près l’émergence de l’altermondialisme, à travers l’émergence du néo-zapatisme (il se rend au Chiapas pour la Première rencontre intergalactique organisée par le sub-commandante Marcos) et de l’Action mondiale des peuples, puis à partir de 2000 dans le cadre des Forums sociaux mondiaux et européens auxquels il participe systématiquement. Ses concepts de « moNdernisation » et de « mouvement cosmopolitaire » semblent être opérants pour comprendre l’émergence des nouveaux paradigmes de mobilisation sociale et politique.

Il suit également avec attention les suite de l’Assemblée mondiale de Citoyens à Lille en 2001. En 1988, un groupe international de réflexion, le groupe de Vézelay avait lancé un appel pour les Etats Généraux de la planète et préparer des propositions pour le 21ème siècle. Cet appel fait naître en 1994 l’Alliance pour un monde responsable et solidaire, qui organisera l’Assemblée mondiale de Citoyens qui vise à construire la mondialisation de la citoyenneté, en créant un espace mondial de dialogue et de réflexion. L’Alliance est fortement soutenue par la Fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de l’Homme (FPH) et son directeur, Pierre Calame.

Pour Jean Rossiaud, les intuitions et les ambitions de l’Alliance et de l’Assemblée mondiale de Citoyens préfigure grandement  – à l’instar également des processus engendrés par le Helsinki Citizens Assembly – ce qui se donnera à observer dans les Forums sociaux mondiaux. Jean Rossiaud intègre le Conseil de la FPH en 2007. En 2009, il entre en contact avec Gustavo Marin, qui lui demande au nom du Forum pour une nouvelle gouvernance mondiale (FnGM) d’écrire un cahier de proposition sur le thème « Mouvements sociaux et gouvernance mondiale ». Le Cahier Qui gouverne le monde ? Pour un mouvement démocratique cosmopolitaire, sort en 2012 et est discuté au Forum social mondial de Tunis en mars 2013. En avril 2013, Jean Rossiaud intègre le Forum pour une nouvelle gouvernance mondiale (FnGM) en tant que coordinateur aux côtés de Gustavo Marin et d’Arnaud Blin. Il est, depuis mai 2015, co-directeur du FnGM.

En septembre 2007, soit durant son mandat de conseiller politique de Sandrine Salerno fraîchement élue à la Mairie de Genève, Jean Rossiaud organise un cycle de conférences à l’Université de Genève sur le thème « Genève et la gouvernance mondiale ».